Les Rêves de Luna

Première Partie

Je monte jusqu’au sommet de l’une des sept collines de la ville et de là je peux contempler presque tous les toits en vieilles tuiles colorées de différents tons rouges et orangés, les obélisques ainsi que la basilique Saint Pierre. C’est un ravissement pour les yeux. J’aperçois ces magnifiques toits terrasse pourvus d’une végétation incroyable, des plantes, des arbres, de la verdure autant que de couleurs. J’y vois même de grands oliviers en pots ou encore de somptueuses glycines faisant ombrage sur des mobiliers en fer forgés et autres meubles extérieurs tous plus élégants et anciens les uns que les autres. De là où je suis, j’aperçois aussi les autres collines, pour la plupart boisées, ainsi que les jardins et espaces verts jouxtant les rues alternantes entre les arbres méditerranéens, les grandes fontaines d’époque et les ruines millénaires. L’on peut voir au loin le magnifique palais de la Renaissance avec ses extraordinaires jardins. Je crois de ma vie, ne jamais avoir vu plus beau panorama. Ici, il n’y a pas d’immeubles ou d’équipements modernes, tout a été conservé et préservé, c’est ce qui lui concède ce charme unique et si caractéristique. Rome est véritablement une ville splendide et je ne me lasse pas de l’admirer.

Après en avoir pris plein les yeux, je commence à redescendre tranquillement la colline lorsque j’entends une voiture freiner d’un coup sec et des portières claquer pas loin derrière moi. Je me retourne et vois trois hommes sortir du véhicule, vêtus de noir et portant des lunettes de soleil, une arme à feu ceinturée à la taille et se mettant à courir en ma direction. Je comprends immédiatement qu’ils viennent pour moi. Commence alors une course poursuite dans les rues de Rome, que j’aurais tant aimé parcourir paisiblement. Mais il faut croire que le travail ne s’arrête jamais.

 Je ne dois surtout pas les laisser m’attraper en possession de cette relique, je sais qui les envoie et nul doute qu’elle serait vendue au plus offrant. Sa place est dans un musée et certainement pas dans une galerie privée. Je savais très bien lorsque je suis devenue archéologue, que je serais amenée à risquer ma vie. Mais, je ne pensais pas que cela arriverait si souvent. Je cours aussi vite que je peux mais je vois bien qu’ils gagnent du terrain et que je commence à être haletante. Je dois rapidement trouver une solution pour les semer. J’ai un avantage sur eux car j’ai eu quelques jours pour explorer la ville. Je reconnais une petite rue plus loin et l’emprunte pour rejoindre un chemin sinueux. Je suis très fine et me faufile entre les vieux murs de pierre à toute vitesse, alors que mes poursuivants ont plus de difficultés. Je parviens à reprendre une longueur d’avance et grimpe un vieil escalier en tuf qui me mène à un toit terrasse. Il n’y a personne alors je décide d’y monter et de passer de toit en toit pour m’enfuir. Les tuiles orangées se succèdent et mes assaillants me talonnent toujours. Quel dommage de ne pas pouvoir profiter du splendide spectacle qui s’offre à mes yeux. Le soleil couchant sur le Colisée est absolument magnifique mais je dois me ressaisir, je ne parviendrais jamais à m’extraire à eux si je ne reste pas concentrée. Une tuile mal accrochée me fais légèrement glisser du toit et je perds l’avance que j’avais sur eux. J’aperçois en bas, des rues qui me semblent familières. Je suis dans la bonne direction, il faut que je parvienne jusqu’au toit terrasse qui domine la place d’Espagne, une fois là-bas, je pourrais me cacher au milieu de la foule et de ses ruelles adjacentes. Mais je fais l’erreur de me retourner et me rends compte que l’un des hommes qui me poursuivent a sortit son arme et s’apprête à me tirer dessus. Les nombreuses tuiles cassées me retardent et me font trébucher, je ne parviendrais jamais jusqu’à la place d’Espagne, je dois trouver une autre échappatoire. Mais soudain, j’entends un coup de feu retentir et une vive douleur au mollet. Je m’écroule, tout est fini, ils vont m’avoir.

Deuxième Partie

Je suis allongée et j’ouvre les yeux. Mais tout est sombre autour de moi. Sous ma tête se trouve un oreiller douillet et au-dessus de moi une douce couette. Je suis dans mon lit bien au chaud et je ne risque rien. Ce rêve me paraissait tellement réel que j’en ai encore des frissons. Je me réveille tout doucement car il n’est que six heures du matin et j’ai encore un peu de temps pour me lever. J’allume la lumière et me redresse pour retirer ma couette. C’est alors que je remarque une grosse tâche rouge dans mes jolis draps bleu ciel. Que s’est-il passé ? Je n’ai pas le souvenir de m’être blessée hier. J’y regarde de plus près et me rends compte que mon mollet est bien éraflé. Comment ai-je pu ne pas m’en rendre compte lorsque je me suis couchée la veille au soir ?

Je n’aurais certainement jamais la réponse à cette question mais je n’ai plus le temps de m’en poser, il faut que je me désinfecte et me prépare pour la journée. Je porte mes jambes une par une pour les placer sur le côté du lit comme chaque matin, tire mon fauteuil jusqu’à moi et me hisse dedans. C’est devenu un rituel très facile pour moi maintenant. Pourtant tout cela était si difficile au départ.

Pas seulement physiquement bien entendu, mais aussi moralement. J’étais une jeune femme indépendante de vingt-huit ans, plutôt jolie je pense à en croire mes amis. Je suis très sportive de nature, brune aux cheveux longs ondulés et aux yeux noisette. Les garçons m’ont souvent dit par le passé que j’avais un regard et un sourire à tomber, certainement qu’ils disaient cela à toutes les femmes, mais je dois avouer que je m’en sentais malgré tout flattée. J’aimais rire et passer du temps avec mes amis. Lorsque je ne travaillais pas le soir, nous allions nous amuser dans des soirées karaoké ou dans des clubs à chanter et danser jusqu’au bout de la nuit. Puis je rentrais dans mon petit studio coquet au sud du quinzième arrondissement de Paris, que j’avais réussis à m’acheter depuis seulement quelques mois grâce aux économies que je faisais depuis des années et à un gros emprunt immobilier que je remboursais en partie avec mes nombreuses heures supplémentaires. Mais cela ne me gênait pas, j’adorais mon travail. Je suis, ou plutôt j’étais infirmière, à l’hôpital Necker situé lui aussi dans le quinzième tout près de chez moi, ce qui était très pratique car j’y allais à pied quel que soit le temps. Je passais mes journées et bien souvent mes nuits à m’occuper des enfants, à les soigner, les cajoler et les consoler lorsque leurs parents devaient s’absenter. C’est le métier dont j’avais rêvé et vivre de ma passion me donnait une qualité de vie inégalable. Même si je n’avais pas de compagnon régulier, seulement des relations épisodiques car je ne parvenais à consacrer à aucun homme le temps qu’il me demandait, j’étais complètement épanouie et très heureuse, entourée d’une famille aimante et d’amis fidèles. Mais un jour tout a basculé. Il a suffi d’une seconde pour que ma vie explose. Si j’étais sortie du travail une seconde plus tôt, si le feu piéton était passé au vert une seconde plus tard, si cet homme était sorti du club une seconde plus tôt … Une seconde, c’est le temps infime qu’il a fallu pour que ma vie devienne un désastre. En une seule seconde et plusieurs mois d’hospitalisation, d’opérations et de rééducation, la belle Luna, infirmière passionnée et jeune femme virevoltante et indépendante était redevenue la petite fille à ses parents, de retour à la maison, incapable de se débrouiller seule et dépendante des autres. Je n’y ai pas laissé que mes jambes dans cet accident, j’y ai laissé mon autonomie, mes petits patients et ma joie de vivre. Mais je ne devrais pas me plaindre car j’ai des parents incroyables qui font tout pour me rendre la vie plus douce. J’ai la chance qu’ils aient un grand appartement à Boulogne, près du Quinzième où je vivais et j’y ai une grande chambre avec ma propre salle de bain, ce qui me permet de garder un peu d’intimité. Il m’a fallu beaucoup de temps pour apprendre à vivre dans ce nouveau corps où je me sens enfermée. Vivre chaque jour avec les douleurs que m’a laissé cet accident. Mais dans mon malheur, j’ai eu la chance d’être reclassée au sein de mon propre hôpital et maintenant je retourne chaque jour à Necker pour y taper des comptes rendus médicaux à longueur de journée et gérer les plannings des infirmiers. Je suis heureuse de retrouver mes collègues mais ma vie d’infirmière et les enfants me manquent tellement. Parfois lors de ma pause déjeuner, je m’aventure dans mon ancien service afin d’y absorber cette atmosphère et cette ambiance qui sont tellement absentes de ma vie maintenant. Voir ces enfants malades mais si courageux rirent aux éclats, les voir guérir le plus souvent et nous quitter, en espérant ne jamais les revoir ici, même si l’on s’y est tant attaché. Mais aujourd’hui, malgré tous les beaux projets que j’avais dans la vie et que j’ai vus voler en éclats, je m’accroche et je passe cinq jours par semaine dans un petit bureau à taper sur un ordinateur. Alors je dois bien avouer que lorsque vient enfin le soir, la simple possibilité de m’évader dans des rêves d’aventures, toutes plus extraordinaires les unes que les autres, me réjouis et me délecte. C’est la seule chose à ce jour qui me permettre d’affronter chaque réveil sans trop d’amertume. Alors vivement ce soir !

Troisième Partie

La nuit est enfin arrivée. Je vais pouvoir aller me coucher. Je suis aussi excitée que lorsque j’allais danser avec mes amis dans ma vie d’avant. Que me réserve cette nuit ? Quelle folle expédition vais-je encore vivre ? Je m’allonge dans mon lit et ferme les yeux. Avec les médicaments que je prends pour ne pas souffrir la nuit, généralement le sommeil vient très vite. Je me mets à compter dans ma tête, un mouton, deux moutons, trois moutons . . .

Je suis poursuivie par une panthère noire que j’ai semble-t-il dérangée lors de sa sieste journalière ! Je ne faisais pourtant que m’approcher du papayer pour y cueillir un fruit. La panthère cours très vite et c’est son territoire ici, moi je suis bien empêtrée avec toutes ces racines tortueuses qui sortent de terre, aussi grosses que les cordages d’un paquebot. J’aperçois soudainement un village indigène et m’y dirige aussi vite que mes jambes me portent. L’effroyable panthère ne me poursuit plus, elle ne semble pas vouloir se frotter aux habitants de ce village. Je peux enfin me poser un peu et admirer la vue. De belles cahutes sur pilotis, certainement dans le but d’éviter les inondations pendant la mousson, faites de bois précieux comme on n’en trouve qu’ici et de toits en branches de palmiers. Nous sommes si loin de la civilisation, dans un autre univers mais qui me parait pourtant tellement plus réel que le mien. Ici c’est la vraie vie, il y a tout ce dont on a besoin et cet essentiel me fait ressentir une telle sérénité. Je ne veux pas déranger les autochtones de ce village alors je m’éclipse discrètement et m’enfonce à nouveau dans la forêt.

Je virevolte parmi des papillons de toutes les couleurs et aperçois dans le ciel des oiseaux tous aussi colorés. Il y en a des bleus azur, des roses, des rouges, des oranges … C’est assez extraordinaire. Tout en les regardant je vois dans la cime de gigantesques arbres aux troncs cannelés, des singes aux faciès étranges, avec des nez biscornus, des singes minuscules ou encore d’autres qui ressemblent à des araignées. Ils ont l’air de se déplacer en familles et ne semblent pas du tout s’intéresser à moi. Tant mieux, ma rencontre avec une panthère m’a amplement suffit. Je me méfie d’ailleurs des éventuels prédateurs que je pourrais à nouveau croiser. Dans la jungle il y en a beaucoup, des jaguars, des pumas, même des ours. Ainsi que de nombreux reptiles. Il faut que je sois prudente et sur mes gardes. Mais ce paysage est si époustouflant qu’il m’est difficile de rester tout à fait concentrée. Là devant moi, s’étend la canopée jusqu’à quarante mètres de haut. Les multitudes d’arbres aux bois précieux et très rares et aux écorces rougeâtres ne parviennent pas à cacher les splendides fleurs de la forêt aux couleurs chatoyantes. Parmi les quelques-unes que je connais seulement, l’on retrouve des philodendrons, des ficus roses, des poinsettias, des lianes corail. Il y a aussi d’étranges fleurs géantes avec des moustaches mauves et des grandes plantes comme des oreilles d’éléphant, des fougères arborescentes et de nombreuses plantes médicinales. La splendeur de la jungle me laisse sans voix. J’entends un cours d’eau un peu plus loin et me dirige alors dans sa direction. J’arrive au pied d’une immense cascade tout aussi sublime que le reste du paysage. J’irais bien m’y baigner mais il commence à se faire tard et je dois rentrer au village où je suis hébergée. Je garde en tête ce joli coin de paradis en me disant que j’y reviendrais demain. Mais au moment de repartir, j’entends un bruit, comme un craquement de branche. Alors je commence à prendre peur d’avoir à nouveau été prise en chasse par un animal sauvage mais je n’en vois aucun bondir de derrière les arbres. Je m’approche un peu et voit alors trois autochtones, probablement du village où je m’étais arrêtée, lances et arcs dans les mains. Ils m’observent, ne bougent pas. J’essaie alors de leur parler avec les quelques mots que je connais de leur dialecte mais ils semblent énervés et pas du tout enclins à discuter. Soudain je me rends compte que je connais l’un de ces hommes. Il était déjà avec mes poursuivants sur les toits de Rome. Mais que fait-il ici en pleine jungle et habillé comme un indigène ? Je n’ai plus la relique que j’avais trouvée en Italie, je l’ai remise au musée et ici je n’ai encore rien cherché. Que peut-il me vouloir ? J’essaie donc de lui demander en français, mais il s’énerve dans un dialecte que je ne comprends pas et fais signe aux autres de me pourchasser. Commence alors une nouvelle traque à travers la jungle, comme si celle avec la panthère ne m’avait pas suffit. Mais cette fois je me sens encore plus menacée. Je ne sais pour quelle raison ils me poursuivent mais ils ne semblent pas décidés à me laisser quitter la jungle, tout du moins pas vivante. Je me retourne et vois l’homme qui était à Rome décocher une flèche au même moment. Elle m’effleure le bras gauche et je ressens une vive douleur qui me fais tomber au sol.

Quatrième Partie

Je suis allongée de nouveau dans mon lit et ouvre les yeux, haletante. J’ai toujours très mal à mon bras. Je suis bien consciente que cette douleur n’est pas normale, je la ressens aussi forte que dans mon rêve. Je soulève alors ma couette et là, dans mes draps blancs tous propres de la veille, à nouveau une grosse tâche rouge et mon bras gauche qui est éraflé. Comment est-ce possible ? Ce n’est pas un léger éraillement que j’aurais pu me faire en dormant mais une brèche sanguinolente qui s’étend sur la ligne horizontale de mon bras. Je décide alors de me hisser dans mon fauteuil pour aller à la salle de bain me désinfecter. Tout en tapotant ma plaie avec un coton imbibé d’antiseptique, je repense à la soirée d’hier. Lorsque je me suis faufilée sous ma couette, je n’étais aucunement égratignée. Comment aurais-je pu m’infliger une telle blessure sans pouvoir sortir de mon lit ? Cette question me taraudait et ne pourrait plus quitter mon esprit toute la nuit durant, m’empêchant alors de trouver le sommeil.

Je me lève donc le lendemain à la même heure que chaque jour de la semaine et accomplit le même rituel avant de me rendre au travail. Mais ce matin, je ne parviens pas à me concentrer. Je suis tellement distraite que je finis par renverser ma tasse de café brûlante sur la cuisse, sans bien sûr m’en rendre compte. Ma collègue voyant la scène se précipite vers moi pour m’éponger avec des mouchoirs et me demande, pleine de compassion, si tout va bien. Sans y prêter attention, au moment de répondre à sa question – que j’aurais pourtant pu esquiver en omettant mes tracas de la nuit précédente et en acquiesçant simplement – je me surprends à lui révéler mon aventure onirique et plus particulièrement son issue. Je m’attendais à ce qu’elle me prenne pour une folle, mais quelle n’est pas ma surprise lorsqu’au contraire elle semble y trouver une normalité presque rationnelle qui m’ahurit.

 

_ Tu sais Luna, je suis une fervente croyante en tous ces phénomènes inexpliqués. D’ailleurs on les qualifie ainsi alors que bon nombre de personnes clairvoyantes sont tout à fait en mesure de nous fournir une compréhension quasiment empirique de tels évènements. J’ai moi-même un cousin qui travaille dans ce domaine et il m’a beaucoup aidée à mieux appréhender le monde qui m’entoure, le visible et l’invisible, notamment l’incidence du ciel et des planètes sur ma propre vie. Il est plus spécialisé dans l’astrologie, entre autres choses et il pourrait très certainement t’aider à comprendre ce qui t’arrive. Il a une boutique ésotérique dans le sixième arrondissement, si tu veux je l’appelle et je lui dis que tu passeras le voir ce soir.

Je suis presque dépassée par sa proposition. Bien que les évènements de la veille furent très étranges, je n’ai jamais imaginé qu’il puisse s’agir d’un quelconque phénomène paranormale. Et ma collègue qui me paraissait si douce et presque banale jusqu’à présent, m’apparaît finalement bien plus complexe. Néanmoins, je dois reconnaître qu’elle a attisé ma curiosité et que je n’aurais rien à perdre en allant voir son cousin. J’accepte donc qu’elle le contacte et prends rendez-vous avec lui pour dix-huit heures.

Je me faufile comme je peux sur le trottoir entre les passants qui ne me laissent aucune place et arrive enfin devant un tout petit pas de porte que je n’aurais même pas remarqué si j’étais juste passée devant. Je saisis la poignée de l’entrée mais ne parviens pas à franchir le seuil trop étroit. Le propriétaire de la boutique vient immédiatement à ma rencontre.

_ Attendez je vais vous aider. Permettez-moi de pousser votre fauteuil. Vous êtes Luna c’est bien ça ? Moi c’est Auguste.

Je hoche la tête, forcément il m’a tout de suite reconnue, il ne doit pas y avoir beaucoup de paraplégiques qui ont rendez-vous avec lui ce soir. Il parvient tant bien que mal à me faire entrer et une sensation d’étouffement soudaine me prend à la gorge. Cet endroit est très confiné, sombre, je dirais même obscur et parcouru de meubles de rangement, de vitrines et d’étagères d’exposition dans chaque recoin ainsi qu’en long et en large de l’échoppe. Même si j’avais déjà entendu parler de ce genre d’endroits, je découvre des objets et des odeurs qui me sont totalement inconnus. Dans la plus grande vitrine sont exposées les objets certainement les plus onéreux, des pierres et des cristaux de toutes couleurs dont je ne connais aucune signification, des bijoux fais de matières minérales et de différents métaux. J’y aperçois aussi des petits bouts de bois ou des cailloux avec d’étranges symboles dessus. Auguste voit ma mine circonspecte et me répond avant même que je n’ai eu le temps de lui poser la question.

_ Ce sont des runes. Elles servent à la divination. Cela nous vient de l’époque germanique.

Je n’en avais jamais entendu parler mais soit. Je continue ma prospection des yeux et aperçois sur des étagères poussiéreuses des livres d’astrologie, des cartes du ciel ainsi que des compas et des rapporteurs. J’imagine qu’il s’agit là du kit complet du parfait astrologue en herbe. Tout cela pour moi relève du charlatanisme, mais maintenant que je suis là, autant aller jusqu’au bout. Il tourne la pancarte « fermé » sur la porte d’entrée vitrée, ferme à clé et me fait avancer jusqu’à son arrière-boutique. En passant devant son comptoir, j’entrevois des bougies, des plantes séchées ainsi que des bâtonnets d’encens. C’est sûrement ce qui explique cette odeur peu commune que je sens depuis que je suis là. Nous passons un rideau épais en velours bordeaux et je me retrouve dans une petite pièce toute aussi encombrée que sa boutique. Dans cet espace minuscule, il a réussit à installer deux fauteuils et une table basse, un secrétaire, un chiffonnier et une armoire. Moi qui aime que les choses soient ordonnées, je dois avouer que ce capharnaüm me met très mal à l’aise. Il parvient à me trouver une petite place et s’installe en face de moi sur son fauteuil en velours rouge vintage. Sa façon de me dévisager me gêne et je n’ose pas prononcer un mot. Je pense qu’il le réalise et se met à me parler.

_ Ma cousine m’a expliqué ce qui vous arrive. Je pense pouvoir vous aider à y voir plus clair. Vous y connaissez-vous en astrologie Luna ?

Je tourne légèrement la tête de droite à gauche pour lui dire que non, alors il reprend.

_ C’est étrange, car votre prénom, Luna, évoque beaucoup de choses. Pouvez-vous s’il vous plaît, me donner votre date ainsi que votre heure de naissance ?

Je lui réponds et le voit étaler une carte sur la table basse en merisier. Il commencer à tracer des cercles et des traits à l’aide d’un rapporteur en métal et d’un compas, comme ceux que j’ai vu sur les étagères de sa boutique. Je ne dis toujours rien et attends. Son visage semble s’éclairer, comme s’il venait de faire une grande découverte, il est extatique.

_ C’est bien ce que j’imaginais. Vous êtes sous l’influence de la lune. On ne vous a pas appelée ainsi par hasard. Connaissez-vous vos origines ?

Bien entendu, je suis la fille de mes parents, je n’ai pas été adoptée. Je ne vois pas où il veut en venir. Il entreprend alors de m’expliquer, malgré mes réticences dont il ne se fait aucune illusion.

_ Je vais essayer d’être le plus concis possible. Il faut que vous sachiez que les astres influencent nos vies, bien plus que l’on ne peut l’imaginer. Dès la naissance mais aussi à différents moments, plus ou moins importants de celle-ci. Les thèmes astraux, dont vous avez sûrement déjà entendu parler, sont en quelques sortes des cartes du ciel. Même si l’astrologie s’est forgée à partir de l’astronomie qui est une science, elle était il y a bien longtemps utilisée aussi en sorcellerie. Entendez-moi bien Luna, contrairement aux idées reçues, il y a toutes formes de sorcelleries et celle dont nous parlons n’était pas malfaisante. Elle ne s’exerçait pas avec de mauvaises intentions, bien au contraire. Et je pense que vous descendez de l’une de ces sorcières et que votre accident n’a pas eu lieu à cette date et à cette heure par hasard mais pour une raison bien précise.

Il s’arrête quelques instants pour me laisser absorber le flot d’informations dont il vient d’abreuver mon cerveau et peut observer sur mon visage une mine désappointée. A ce moment-là, je me demande sincèrement s’il n’est pas complètement fou et si je n’étais pas bloquée avec mon fauteuil, je pense que je partirais en courant. Je n’ose toujours pas dire le moindre mot et malgré le flux de questions qui me vient, je me tais et l’écoute à nouveau reprendre.

_ Je me doute que pour une cartésienne comme vous, tout ceci doit être confus et relever du paranormal. Mais vous allez comprendre. En réalité, de nombreux savants scientifiques, dont des astronomes, ce sont penchés sur différentes théories mettant en question une réalité quelque peu différente de la nôtre. C’est empirique et non pas alogique. Depuis plusieurs décennies, la thèse visant à prouver l’existence d’un multivers a été mise en exergue par cette même communauté scientifique. Qu’est-ce que cela signifie dans votre cas, me direz-vous ? Et bien même si ces autres dimensions de la Terre sont impossibles à voir pour n’importe quel être humain, lors de votre accident, les planètes étaient alignées de telle manière que non seulement leur vision, mais aussi les déplacements d’un monde à l’autre du multivers vous sont devenus possibles. Grâce notamment à vos origines et à ces capacités dont vous ignorez encore l’existence.

Cette fois-ci c’en est trop. Je préfère partir et prétexte avoir un autre rendez-vous pour qu’il me ramène à la porte. Il comprend bien que je ne suis pas du tout en capacité de croire ou d’écouter un mot de plus. Néanmoins, en me raccompagnant, il ne peut s’empêcher de me mettre en garde.

_ Même si vous êtes incrédule à tout ceci, je vous en prie méfiez-vous. Ce n’est pas sans signification si vous vous réveillez à chaque blessure. Vous ne parvenez à vous rendre dans une autre dimension que lorsque votre corps dans ce système solaire est endormi. C’est une sorte d’alarme. Votre corps ici protège votre corps là-bas. Mais si vous mourez là-bas, vous mourrez ici aussi. Je préfère vous laisser mon numéro de téléphone. Appelez-moi à n’importe quelle heure de la nuit si cela recommence.

Même s’il essaie de me faire peur il n’en est rien. Il s’agit là d’un charlatan, rien de plus. Malgré tout je le remercie poliment du conseil – j’ai été bien éduquée quand même – et prends rapidement congé une fois le seuil de la porte enfin franchit. Il se contente de me faire un signe de la main avant de crier :

_ Au plaisir Luna, nous nous reverrons bientôt, c’est votre destin.

Puis il rentre dans sa boutique.

Cinquième Partie

La nuit est tombée et même si je n’ai pas cru un seul mot de ce que m’a dit Auguste, je dois bien reconnaître que cela m’a travaillé toute la soirée. Je n’ai presque rien mangé et maintenant j’ai peur de m’endormir. Moi qui n’attends chaque jour que le moment où je pourrais enfin m’évader dans mes rêves, quelque chose me perturbe et je suis là, allongée sur mon lit, essayant coûte que coûte de garder les yeux ouverts.

 Je grimpe marche après marche au cœur de la Casbah. Devant moi s’offre un spectacle exaltant et pittoresque. Celui d’une médina, vestige de la citadelle, lieu de mémoire autant que d’Histoire. Je passe inaperçue drapée de mon hidjab et vêtue d’une longue tunique recouvrant mon sarouel. Alors je me fonds dans la masse et m’imprègne de ces odeurs épicées ainsi que de ces sons et de ces voix qui animent chaque ruelle de la ville basse. Ses marchés, ses échoppes ainsi que ses stands de rue, en font un lieu tellement plein de vie.

 

Ici les gens rient, discutent, se rencontrent et se retrouvent. Ils ont un grand sens de la communauté. Je remarque des usages que je n’ai vus nulle part ailleurs. Des chaises sont disposées de part et d’autre de la rue et des hommes sont assis là, à discuter comme s’ils étaient dans leur salon. Je suis enthousiasmée par l’effervescence de ce quartier et de ses habitants. Je me balade dans les souks et me perds bien volontiers en empruntant les escaliers et les ruelles de la Casbah, afin d’admirer cette architecture atypique qui lui est propre. L’on y trouve des mosquées anciennes, des palais ottomans, des hammams. Mais ce qui m’émerveille le plus, ce sont simplement ces habitations traditionnelles, faites de briques en terre crue, de pierre, de bois et enduites de terre à la chaux. Les ornements y sont singuliers et uniques. J’entre par une porte dont l’encadrement orné est fait de bois sculpté et peint en bleu turquoise, donnant sur un patio dont les balustrades en bois sont agrémentées d’arcs faits de chapiteaux et de carreaux de céramiques tantôt colorés, tantôt graphiques. Ces mêmes carreaux de céramiques que l’on retrouve tout au long de la Casbah, sur des frises, des ouvrants de porte, autour des fontaines à eau qui anglent les rues et lui donnent cet attrait sans pareille. Même si j’aimerais pourvoir rester encore quelques heures ici, je sais que cette jolie parenthèse doit prendre fin car je dois rencontrer le conservateur du musée d’Antiquités d’Alger, d’ici une heure à Bab El Oued. Je profite donc quelques minutes de la vue magnifique que j’ai de la Basilique de Notre Dame d’Afrique, sur les hauteurs. Ici je ressens une telle sérénité, j’ai l’impression d’être sur le toit du monde, comme au paradis.

Ce rendez-vous avec le conservateur était très important afin que je détermine avec lui les lieux où axer mes recherches dans le but de retrouver la relique pour laquelle il m’a faite venir. Bien que je sois une femme, je suis particulièrement réputée dans le milieu archéologique pour ma pugnacité et mon entêtement, car je ne m’arrête jamais avant de trouver ce pourquoi l’on m’a contactée. Alors de nombreux musées du monde entier font appel à mes services lorsque leurs recherches restent infructueuses. Je décide donc pour quelques heures encore, d’allier l’utile à l’agréable en parcourant Alger la blanche afin d’y trouver tout ce dont j’aurais besoin pour mon périple. On l’appelle ainsi car toutes ses habitations sont blanches, dressant sa façade majestueuse face à la mer. Alger représente la magnificence à l’état pur et je compte bien y rester quelques jours « en vacances » une fois ma mission terminée afin de la découvrir et de l’admirer plus oisivement. Je charge la jeep que j’ai louée et quitte presqu’à regret les côtes ainsi que la plage de Sidi Ferruch, direction Bou Saada à deux-cent cinquante kilomètres d’ici, qui sera mon escale avant le Sahara.

Après plusieurs heures de route escarpée et de dunes, j’arrive enfin sur les Hauts plateaux d’Algérie, au pied de l’Atlas Saharien que je traverserais demain matin. Là encore, je constate la beauté des lieux et la vie communautaire de ses habitants. Bou Saada, est aussi appelée « la porte du désert » et « la cité du bonheur ». Ces surnoms la définissent plutôt bien je trouve. Ici encore les gens sont très accueillants. Prévenus de mon arrivée par le conservateur du musée, ils m’attendaient avec une table pleine de douceurs succulentes, des makrouds, des cornes de gazelle, des zalabias … Puis au moment du dîner, je vois arriver un énorme plat de couscous, composé d’une semoule fine et dorée qui fond dans la bouche, de légumes frais, tendres et croquants à la fois, avec leur bouillon épicé, de boulettes parfumées aux mille saveurs et d’une harissa à m’en décrocher la mâchoire. Un ravissement pour mon palais, pourtant déjà bien accoutumé aux cuisines du monde. Mais forcée de reconnaître que ce plat est l’un de mes préférés et quel bonheur de le partager ainsi avec les habitants de cette maison où je dormirais cette nuit. Ce sont des gens très modestes, qui savent accueillir avec toute la chaleur de leur foyer et je leur en suis profondément reconnaissante. Le lendemain matin, m’attend encore une tablée entière de fruits frais, de dattes ainsi que de douceurs de la veille et ne sachant pas à quelle heure j’atteindrais ma prochaine escale, je les déguste sans aucune modération. D’ailleurs, la maîtresse de maison m’en prépare un ballotin pour le chemin. Je laisse ma jeep au village et attaque la montagne de sable se déployant devant moi, sur le dos d’un dromadaire, drapée d’un vêtement long et ancien, el melhfa, qui me recouvre de la tête aux pieds afin de me protéger des puissants rayons du soleil saharien. La traversée est longue avant que je ne parvienne enfin à l’Oasis où je dois rencontrer une communauté Touarègue venue du Hogga. Ce sont eux qui m’accompagneront dans ma quête. Peuple Berbère vivant à cheval sur plusieurs états entre le Sahara et le Sahel, ils connaissent chaque recoin et chaque grain de sable de ce territoire. La difficulté ici, réside dans la barrière de la langue. Je parle un arabe courant alors qu’eux parlent le tamazight dont je ne connais que quelques bribes. Nous parviendrons à communiquer avec ces deux langages je l’espère car sinon, le voyage risque d’être bien monotone. Mais une fois installée dans l’une des tentes berbères aux couleurs chatoyantes et après qu’ils aient procédé au cérémonial du thé – tradition qui vise à montrer leur hospitalité au voyageur – j’ai l’agréable surprise de constater que l’un d’entre eux, Badi, parle très bien arabe. Quel soulagement, cela ne rendra ce périple que plus commode. Tout en dégustant mon délicieux thé à la menthe bien sucré, je vois une jeune femme s’approcher et me parler.

_ Elle demande si tu es êtes assez couverte pour le soleil comme tu as le teint très pâle. Me traduit Badi dans un arabe bien plus soutenu que le mien.

Je lui réponds que malgré la pâleur de mon visage, je suis tout à fait habituée aux différentes conditions climatiques et que le soleil et la chaleur ne sont pas des freins pour moi. Cela semble les amuser. Ils ne savent probablement pas que j’ai parcouru les quatre coins du monde, y compris les plus dangereux et les plus difficiles et que je n’en suis pas à ma première traversée du désert. Cette demoiselle me sourit gentiment et semble enthousiasmée de ma présence. Les femmes ont une place essentielle dans la communauté matriarcale des Touaregs. Celle-ci n’a peut-être pas encore d’enfants car elle me paraît toute jeune. Elle ne se voile pas le visage comme toutes les femmes berbères, laissant dévoiler des traits fins magnifiques, ornés de tatouages au henné et de grands yeux sombres ourlés de khôl noir. Elle porte des vêtements très colorés et de magnifiques bijoux qui retombent gracieusement sur son front, ses épaules et son buste. Badi m’explique que dans leur communauté, ce sont traditionnellement les hommes qui arborent le chèche ainsi qu’une étoffe de coton appelée takakat. Autour de son cou il porte un bijou volumineux dont je lui demande s’il a une signification particulière.

_ En effet tu as l’œil. Nous avons coutume de porter des amulettes contenant des objets sacrés pour nous protéger. La mienne contient des versets du Coran.

Je trouve cette croyance extraordinaire et j’ai très envie de repartir de ce pays avec mon amulette en guise de souvenir. Peut-être m’estimeront-ils suffisamment digne d’eux pour m’en confectionner une, en tout cas je l’espère et essaierai de m’en rendre honorable. Nous nous préparons à repartir alors je profite des derniers instants pour remplir mes yeux et mes souvenirs des images spectaculaires de cette oasis, comme à mon habitude. Ici la végétation est luxuriante, composée d’agrumes, d’arbres fruitiers et de vignes. Entourée de pins d’Alep, de palmiers et d’oliviers. Je ne me lasserais jamais d’observer toutes les beautés que la nature nous offre généreusement et sans rien attendre en retour que le peu de respect que nous lui consentons, nous les occidentaux. Ici elle peut s’épanouir pleinement et c’est ce qui en fait toute sa superbe. Mais pendant que j’admire les merveilles de cette oasis, je sens que l’on m’observe. C’est une sensation désagréable que j’ai depuis que je suis arrivée. Je me retourne et alors je vois cet homme, dont seuls les yeux sont apparents bien qu’ils ne me soient pas inconnus, se diriger vers moi, d’un pas de plus en plus rapide et l’air menaçant. Inquiète, je n’attends pas qu’il arrive à mon niveau et me dirige rapidement vers la tente, mais il se met à courir. Alors son chèche se dénoue et laisse apparaître ce visage que je commence à bien connaître en effet, celui de cet homme, toujours le même, qui me poursuit depuis Rome et était encore après moi dans la forêt amazonienne. Bien que la curiosité me pousserait à lui demander enfin ce qu’il me veut, sa mine hostile et la main sur son fourreau ne me donnent pas envie de patienter et je fuis en courant à mon tour. Malheureusement trop tard, il me rattrape et parvient à me planter la pointe de son sabre dans le dos. Je m’effondre alors dans un râle d’agonie.

Sixième Partie

Soudain mes yeux s’ouvrent et je ne peux m’empêcher de laisser échapper un cri effroyable. J’allume ma lampe de chevet, saisis mon téléphone et appelle immédiatement Auguste. Il est deux heures du matin mais il ne semble pas surpris, sa voix n’est même pas endormie. Je ne sais pas où il vit mais il arrive chez mes parents en seulement dix minutes. Nous nous installons dans ma chambre pour ne réveiller personne.

Il me demande ce qu’il s’est passé cette fois-ci. Je lui explique mon rêve, le sabre qui s’enfonce dans mon dos et cet homme qui revient à chaque fois depuis trois nuits pour m’éliminer. Il semble fasciné et ce dernier détail attire son attention. Il sort un livre poussiéreux de sa sacoche et commence à le feuilleter. C’est alors que je vois son visage, jusque-là illuminé, s’assombrir peu à peu.

_ Est-ce que vous connaissiez cet homme dans votre vie d’avant et sur cette Terre ?

En effet, il ne m’est pas totalement inconnu mais je n’ai pas le souvenir de l’avoir fréquenté par le passé. Je ne vois pas quelle peut être l’importance de cet élément mais il poursuit.

_ Je me doute que cela doit être délicat pour vous, mais pourriez-vous m’expliquer de quelle façon vous êtes-vous retrouvée dans ce fauteuil roulant s’il vous plaît Luna ?

Encore une fois sa question me surprend mais je m’exécute et les souvenirs me submergent rapidement. Lors d’une nuit éprouvante où l’un de mes petits patients que je suivais depuis plusieurs mois nous avait quittés, j’étais partie directement à la fin de ma garde contrairement à mes habitudes. En temps normal lorsque je travaillais de nuit, au petit matin je passais voir chacun de mes patients pour vérifier qu’il dormait paisiblement, mais ce jour-là, je n’avais pas le cœur à ça. J’avais donc pris le chemin que je parcourais chaque jour à pied pour rentrer chez moi. Seulement cette nuit-là, je ne devais pas être la seule à avoir voulu oublier mon chagrin car un jeune homme qui semblait avoir trop bu n’a pas vu le feu rouge et encore moins le piéton vert. Il est arrivé à vive allure, peinant à freiner en me voyant, pour finir par me percuter au niveau du passage clouté, sur lequel j’étais complètement engagée. Puis après le choc, il n’y avait plus rien.

_ En effet je comprends que cela a dû être terrible pour vous. Permettez-moi d’insister, êtes-vous sûre de ne pas savoir où est-ce que vous avez vu ou rencontré cet homme ?

Je me plonge alors plus profondément dans mes souvenirs et c’est à cet instant que cela me paraît enfin comme une évidence. La dernière chose que je vois avant d’être heurtée par cette voiture, c’est le visage de son conducteur. Ce visage c’est lui, c’est cet homme qui me poursuit dans chacun de mes rêves ! Mais comment est-ce possible ?

_ Bien, nous avançons, maintenant dites-moi Luna, quels sont les souvenirs que vous avez depuis l’accident ?

Je réfléchis à ma vie chez mes parents, à mon nouveau travail, je ne les ai pas rêvés et pourtant je distingue difficilement ce qui est réel de ce qui ne l’est pas ou plus. Je réalise tout doucement qu’en effet, hormis ces trois derniers jours, je n’ai aucun souvenir, ni de ma convalescence, ni de ma sortie de l’hôpital. Qu’est-ce que cela signifie ? Auguste me regarde alors avec des yeux pleins de compassion.

_ Vous savez Luna, il arrive parfois qu’une vie ai connu tellement de désastres, que le cerveau ne parvienne pas à les assimiler et encore moins à les accepter. Est-ce que lorsque vous êtes dans cette réalité où vous semblez éveillée, vous avez l’impression d’entendre des bruits de fond autour de vous, des voix ?

Maintenant qu’Auguste en parle, il y a différents sons que j’entends effectivement. Une sirène lancinante au loin et le bruit d’un appareil, un genre de signal sonore, comme un bip. Ainsi que des voix que je ne reconnais pas. Je crois que j’entends aussi des pleurs ou des cris, ceux d’un homme il me semble. Je lui demande si cela pourrait venir des autres dimensions dont il m’avait parlé la veille. Je le vois alors prendre une grande inspiration.

_ En quelques sortes. Il y a en effet une autre dimension dont vous ne faites plus partie et il est temps je pense que vous l’acceptiez.

Je ne comprends plus rien, je croyais que je pouvais passer d’une dimension à une autre dans mes rêves et maintenant il y en a une à laquelle je ne peux plus accéder. La mienne peut-être ?

_ Pouvez-vous me montrer vos blessures Luna ?

Je suis perdue à nouveau mais décide d’obtempérer malgré ma réserve. Je soulève le bas de mon pyjama et lui montre mon mollet, puis je fais de même avec mon tee-shirt. Mais c’est étrange, mes plaies qui sont pourtant très récentes, ont déjà cicatrisé. Pourtant elles me font toujours aussi mal. Même celle que j’ai à la jambe maintenant que je la vois, alors que je suis paraplégique. Tout cela me rend de plus en plus confuse. Dans quelle dimension suis-je là, avec Auguste ? Suis-je encore dans une autre réalité en train de rêver ?

_ En fait vous ne rêvez pas là, ou plutôt vous rêvez tout le temps. Vos plaies sont des stigmates de votre vie, de votre accident, que vous portez comme un fardeau. Votre cerveau refuse la réalité mais cet homme depuis plusieurs jours revient pour achever son travail et il ira jusqu’au bout. Laissez-moi vous poser une autre question. Lorsque je vous parle, vous m’entendez. Mais est-ce que vous entendez votre propre voix me répondre ? A moi ou à quiconque d’ailleurs.

Encore une fois il a raison, j’entends les gens autour de moi, mais jamais je ne m’entends leur parler. C’est comme s’ils écoutaient mes pensées. Je m’inquiète de plus en plus de l’étrangeté de la situation. Les yeux d’Auguste s’adoucissent soudain, il s’approche de moi, prend ma main dans la sienne et pose l’autre sur mon épaule.

_ Vous devez lâcher prise Luna maintenant et rejoindre cette autre dimension astrale qui vous attends. Je vais vous y aider. Fermez les yeux et concentrez-vous sur les sons que vous entendez tout autour de vous. Laissez-les s’éloigner peu à peu jusqu’à ne plus les entendre, puis focalisez-vous seulement sur ma voix.

J’écoute cet homme, que je ne connaissais pas il y a deux jours, m’amener sur ce qui me semble être la voie de la sérénité.

_ Arrêtez de vous accrocher à votre corps Luna, laissez le ici, avec toutes ses douleurs et soyez légère et en harmonie avec ce monde et les souffrances qui y sont liées. Celui d’après est magnifique, croyez-moi, il vous faut accepter d’y entrer. Vous devez pardonner Luna pour y accéder. Laissez cet homme qui vous poursuit aller en paix. Vous êtes pleine de sagesse et la rédemption sera le plus grand des soulagements. Laissez tout ce poids sur vos épaules, derrière vous. Vous allez devenir un astre humain Luna, grâce à votre âme si belle et pleine de compassion. Cet accident n’était pas la fin, mais seulement le début d’une aventure encore plus merveilleuse.

Ce qu’il me dit m’apaise et m’attire profondément. Je ferme les yeux et fais le vide autour de moi. Il fait noir, il fait froid. Il n’y a plus rien autour de moi hormis le visage de ma mère. Je veux l’appeler mais aucun son ne sort de ma bouche. Je veux la toucher mais je ne parviens pas à faire le moindre mouvement. Je suis enfermée quelque part, enfermée dans mon corps, puis elle disparaît. Je cherche Auguste partout mais ne le vois plus, lui aussi a disparu. Il fait toujours aussi noir et je ne parviens pas à me réveiller cette fois. Puis j’aperçois du jour passer sous une porte. Je l’ouvre et me retrouve baignée de lumière. Mais dans quelle dimension ai-je bien pu tomber ?

Alexe Videri

Quand et comment cette nouvelle est-elle née?

Et bien c’était au tout début du confinement, tandis que j’écrivais le Tome 2 du « Sombre de l’or ». Un jour, un éditeur me contacte, me demandant d’écrire une nouvelle pour participer à un concours. Après avoir lu le règlement et les différentes contraintes ainsi que le thème à respecter, j’ai laissé mon projet initiale de côté pour ne plus me consacrer qu’à l’écriture de cette nouvelle, environ trois semaines durant.

Avec regret je n’ai pas gagné le concours, mais en revanche j’ai adoré y participer et découvrir ce nouvel exercice d’écriture. Ce fût vraiment trépidant comme travail car, moi qui aime les longues descriptions et les phrases allongées, je me retrouvais avec une limite de quinze pages pour raconter toute une histoire… enfin presque, comme vous aurez pu le constater. l’idée était que le gagnant se verrait offrir l’opportunité d’écrire un vrai roman sur sa nouvelle et de le voir publié par l’éditeur organisateur du concours. donc vous l’aurez compris, il ne fallait ni trop en dire, ni pas assez.

En la relisant, je réalise le chemin parcouru depuis un an et demi, de cette plume encore bleue qui s’est assumée de plus en plus pour devenir mienne, totalement. Mais toutes ces étapes font partie de moi et de ma construction en tant qu’écrivaine, il m’était donc nécessaire de vous livrer ce texte tel quel, sans aucune retouche ni correction, avec ses coquilles et ses maladresses.

J’espère néanmoins qu’il vous aura plu autant que je l’aime, car c’est le fond et non la forme qui me fait le relire avec toujours plus d’images en tête, que j’ai essayé de partager avec vous encore une fois.

Cette nouvelle connaîtra une suite quoiqu’il arrive, soit sous le format d’une autre nouvelle, soit intégrée dans un nouveau roman. Pour le moment le trop grand nombre de projets en cours ne me permet ni de le déterminer ni de vous donner une date de mise en ligne ou de sortie, mais bien entendu, que ce soit sur ce site ou sur mes pages instagram/facebook, vous pourrez consulter les informations qui y seront liées en temps et en heure.

En attendant de prochains textes offerts dans cette rubrique, n’hésitez pas à acheter mes livres… un auteur qui perdure est un auteur qui est lu.

Bien à vous.

Alexe